Eloge de la CARESSE

La main s'ouvre, déploie ses doigts vers le dehors. Eclatement, transcendance vers le monde. Mais lorsqu'elle atteint le monde, les doigts ne se referment pas en une prise, en une emprise, en un " main-tenant ".

Les doigts restent tendus, offerts. Ainsi la main se fait-elle caresse.

La " caresse " est ce qui s'oppose à la raison de la prise, du concept, du Begriff; anti-concept, anti-logos, qui réside encore dans l'indétermination de l'image, dans l'imaginaire du mythe.

La " caresse " est un terme que nous empruntons à la philosophie d'Emmanuel Lévinas et qui est devenu pour nous le paradigme de la modalité du penser talmudique.

Modalité du savoir qui n'est pas fondée sur la raison.

Attitude face au monde où nous restons conscients qu'une idée, un concept, un modèle cognitif ne sont qu'une représentation du monde - une interprétation dont l'efficacité ne constitue jamais un critère de vérité et qu'ainsi en ne peut réduire toute réalité à du quantifiable.

La " caresse " n'est pas un plaidoyer pour on ne sait quel irrationalisme talmudique; elle fait seulement signe (et c'est peut-être déjà beaucoup) vers une autre modalité du savoir.

La " caresse " n'est pas un plaidoyer pour on ne sait quel irrationalisme talmudique; elle fait seulement signe (et c'est peut-être déjà beaucoup) vers une autre modalité du savoir.

Le Talmud nous rappelle constamment que " penser n'est pas nécessairement juger, c'est signifier! " Non pas seulement signifier le monde, mais se signifier soi-même dans un choix privilégié d'investissement de significations particulières.

Par l'intermédiaire du concept, l'homme peut ranger l'univers entier dans des rubriques logiques bien ordonnées.

La "caresse" dénonce les défauts du concept qui résultent d'une fixation et d'un durcissement dans la mémoire par généralisation qui procède d'un mouvement de passage - métaphorisation. L'homme oublie trop souvent que son savoir du monde est issu d'un mouvement rapide, trop rapide, d'un passage de l'analogue à l'identique, du semblable à l'unité, qui par le biais du langage est rendu disponible à l'échange au sein d’une communauté de personnes.

Tout concept est général en tant qu'il conserve le semblable, qu’il résulte de l'identification du non-identique.

La réduction du concept vise un " être ensemble " qui repose sur une entente. Le concept est né pour éviter les mal-entendus. Mais, ainsi, dans cette généralisation, le concept biffe les différences individuelles des choses et des hommes.

Son aspect positif: permettre l'institution de la société qui trouve son fondement dans la moyenne, le " moyen ": pensée moyenne, homme moyen.

Anticipons sur l'aspect non-éthique du concept: dans toute société instituée, les hommes peuvent se parler par l'intermédiaire du langage, grâce à un " langage moyen " qui convient à tous par conceptualisation, par un phénomène où l'analogue est réduit à l'identique, le divers à l'unité.

Ainsi la différence de l'expression radicalement individuelle s'efface-t-elle, le différent s'abolit-il, la neutralité s'instaure-t-elle comme valeur première; une idéologie se met en place, transformant un système de pensée en système de croyance, substituant au travail du penser la formulation préfabriquée des maximes, des slogans et des formules lapidaires. La conceptualisation et le langage moyen qui lui est corollaire font apparaître des phénomènes de ritualisation et de stéréotypie: s'instaure le vocabulaire des " dénominations correctes " dans le règne des ismes.

Dans le monde de la prise - du Begriff - où la force fondamentale est une dynamique immanente de la mise en demeure - recueillement par le logos - la communication est réduite à la mise en relation de moi(s) substantiel(s) et elle exclut le dialogue où pourrait s'exprimer transcendance, altérité et liberté! Les moi(s) du monde du Begriff sont " moi une fois pour toutes ", où l'expérience de l'existence n'a pas de signification.

A ces moi(s)-préfabriqués par l'institution d'un " langage pensée commun moyen " correspondent des interprétations préfabriquées du monde. Il y a alors une disponibilité totale et radicale du monde: celui-ci est toujours déjà là dans le face à face d'un moi pré-déterminé une fois pour toutes, substance pétrifiée d'un être dépourvu de liberté.

C'est en ce sens que l'on peut parler d'une société "sans Histoire" et sans temps.

Le monde du concept - Begriff prise et emprise est le monde du " main-tenant ": annulation de la possibilité du temps. Il est toujours présent comme quelque chose de représentable, d'installable, de communicable, d'explicable, d'accumulable. Tous ces mots indiquent que le monde est déterminé à partir d'une mise en place incessante de toutes les choses pour que " les yeux, la main et le pied sachent les trouver ".

Le monde du " maintenant " est capable de saisir le réel ou, en tout cas, s'en donne l'illusion. Mais cette puissance est le signe de l'impuissance originaire à supporter un monde qui serait pur chaos, devenir contradictoire, inconnaissable, informe et informulable. C'est aussi l'impuissance à comprendre et à vivre l'être comme devenir, qui s'inscrit dans une Histoire qui se fait, dans un temps qui est en train de se produire, de se construire.

Comme l'énonce le mot " main-tenant ", la temporalité de la prise, du concept, est celle de la présence, de l'instant sorti du flux du temps; instant figé, gelé, à la limite du hors-temps: présent éternel.

Le monde du " main-tenant " évacue la conscience historique, met hors-jeu la diastase du temps.

Cet éloge de la " caresse " qui est toute la matière de ce livre a pour objectif de faire obstacle au dogmatisme de la raison et de mettre en place une sorte de " philosophie du non ", pour faire échec à la vérité, par laquelle et au nom de laquelle est perpétré un ensemble de violences injustifiables et intolérables.

La " caresse " et la philosophie herméneutique qui lui est corollaire ne sont pas la négation d'une réalité ultime du monde; elles représentent plutôt une attitude critique par rapport aux interprétations du monde. Elles permettent le recul et la conscience du caractère relatif de toutes interprétations explicatives et de toutes significations - y compris celles fournies par les théories scientifiques.

La " caresse " tente d'éviter " le danger qui existe toujours de croire ou de faire croire en la vérité d'un système interprétatif qui dévoilerait certains aspects ou tous d'une réalité ultime cachée aux yeux de l'observateur qui ne sait pas ".

La " caresse " soutient que l'unique vérité divine peut et doit se décomposer en une pluralité de vérités relatives que les hommes peuvent partager. Le relativité de la " caresse " exclut la vérité totalitaire.

De manière générale, l'homme souhaite un monde où le bien et le mal soient nettement discernables car il a en lui le désir, inné et indomptable, de juger avant de comprendre. Sur ce désir se sont fondées les religions et les idéologies; celles-ci traduisent la relativité et l'ambiguïté du monde dans leur discours apodictique et dogmatique. Elles exigent que quelqu'un ait raison.

A I’inverse, la " caresse " n'exige rien de tel car elle est fondée sur la capacité de supporter la relativité essentielle des choses humaines. La " caresse " incarne la sagesse de l’incertitude. Les implications de la " caresse " sont nombreuses: philosophiques, logiques, éthiques, politiques et épistémologiques. Tous ces domaines entretiennent des liens plus ou moins étroits, et il est souvent difficile, de ce fait, de ne s'arrêter ponctuellement qu'à un seul champ de la problématique générale.

La philosophie gréco-occidentale se présente comme réalisation de l'Etre, c'est-à-dire comme sa libération par la suppression de la multiplicité. La connaissance a, depuis Platon, la forme d'une marche vers l'unité: apparition au sein d'une multiplicité d'êtres d'un système raisonnable où ces êtres ne sont que des objets pré-déterminés.

Pour la philosophie occidentale, la connaissance est la suppression de l’Autre par la saisie, la prise.

Dans la philosophie de la caresse, la connaissance a un sens tout a fait différent. Le mouvement est alors d'une transcendance vers l'Autre, qui ne signifie pas appropriation de ce qui est mais son respect.

" La vérité comme respect de l'être - voilà le sens de la vérité métaphysique. " (Lévinas).

Extrait du livre de Marc Alain Ouaknin Lire aux éclats, de la page 253 à la page 261